Folk Tale

La Sorcière

Translated From

La Sourcieiro

AuthorLouis Lambert
Book TitleRevue des Langues Romanes
Publication Date1887
LanguageOccitan
AuthorLouis Lambert
LanguageFrench
OriginFrance

Il était une fois, à Narbonne, une fille belle comme un astre. On l'avait surnommée la belle fille du faubourg, parce qu'elle demeurait hors des remparts, aux. tuileries, près de la porte de Perpignan.

Tous les jeunes gens la demandaient en mariage ; elle les refusait tous : — « Je suis encore trop jeune, — leur disait-elle, — pour me marier; je n'ai pas encore vingt ans, rien ne presse. »

Un jour, il arriva à Narbonne un jeune homme riche, beau et de bonne famille, qui avait entendu parler de la fleur de la ville. Aussitôt qu'ils se virent, ils se convinrent et se marièrent.

Chaque nuit, quand le marié se réveillait, il se trouvait tout seul dans le lit.

« — Mais où vas-tu donc?. . . . Pourquoi chaque nuit quittes-tu le .. lit?...

» — Je suis somnambule de naissance: je me lève, je m'en vais, sans savoir ce que je fais. »

Le marié se méfiait de ces paroles ; déjà il s'était aperçu qu'il avait le sommeil plus profond qu'avant son mariage, et il attribuait cela à un breuvage que sa femme lui faisait prendre chaque soir avant de se coucher.

Mais ce qui lui donnait le plus à réfléchir, c'est que jamais il ne l'avait vue manger ; aux repas, elle buvait un verre d'eau, puis elle se curait les dents.

« — Veux-tu une aile de perdrix?...

» — Merci, je ne veux boire qu'un verre d'eau.»

Et pourtant elle était grasse et fraîche.

« — Comment peux-tu faire pour être si bien portante, sans rieu manger?. . .

» — C'est mon tempérament; j'ai toujours vécu ainsi.

» — Cela n'est pas naturel, — se disait le nouveau marié, — voilà près d'un mois que nous vivons ensemble, et quelle ne boit que de

» l'eau claire; personne ne pourrait tenir à cette vie : il me la faudra surveiller. »

La nuit suivante, quand sa femme lui donna le gobelet, comme à l'ordinaire, il fit semblant de boire et jeta ce qu'il contenait, sans qu'elle s'en aperçût.

Ils se coucbeat; la femme le câline plus que jamais. Il lui dit : « J'ai bien sommeil; dormons.

» — Dormons », répond la femme.

Il fait semblant de dormir, et se met à ronfler si fort qu'il faisait trembler les vitres.

Au bout d'un instant, sa femme l'appelle :

« — Hein ! . , . . dors-tu?. . .

» — Ahen!... Ahen !... »

Elle le secoue :

« — Ahen ! . . . Ahen ! . . .

» — Cela va bien, — se dit la femme ; — il dort comme un tronc d'arbre : je peux partir, »

Aussitôt elle se lève et s'habille rapidement.

Tout en ronflant, son mari l'épiait.

Cette si jolie femme, qui l'aurait dit? était une sorcière.

Elle se mit à califourchon sur un balai, et dit:

« Pied sur feuille » Passe par la cheminée. »

Et voilà ma femme disparue.

Le mari met vite ses chausses et la poursuit.

Le cimetière, comme vous le savez, n'est pas loin des tuileries. L'homme s'était hâté ; il voit sa femme s'acheminer du côté du cimetière. « Où peut-elle aller à cette heure ?. . . »

Au même instant, il la voit entrer dans le Cimetière .

Il se met à courir pour la rejoindre ; il entre en se dissimulant et voit une vingtaine de sorcières qui faisaient la ronde autour d'une tombe fraîchement creusée.

Au bout de quelques instants, chacune d'elles prend un os, Tune une jambe, l'autre un bras ; elles l'allument et recommencent à faire la ronde en poussant des hurlements.

Les cheveux du pauvre homme se dressaient.

Mais ce n'était encore rien.

Quand elles eurent assez sauté et assez crié, elles s'accroupirent, et avec leurs ongles déterrèrent le mort.

Quand elles l'eurent sorti de terre, elles se le disputèrent, le déchirèrent en mille morceaux et dévorèrent la chair du cadavre.

Le pauvre homme n'y "put pas tenir plus longtemps, il avait la chair de poule ; il retourna chez lui et se remit au lit avec le cœur brisé .

Trois heures après, la femme revint ; il fit semblant de dormir; elle se remit à son coté, croyant qu'il dormait toujours.

Au jour naissant, l'homme se leva comme à l'ordinaire et ne laissa rien paraître. Quand vint le repas, sa femme, comme toujours, lui dit qu'elle n'avait pas faim; elle but un verre d'eau et se cura les dents.

« — Ah ! coquine ! misérable ! — lui dit son mari, — je ne suis point » étonné que tu n'aies pas faim : tu vas chaque nuit manger de la » chair de cadavre au cimetière !

» — Qui te l'a dit?

» — Moi, qui l'ai vu la nuit dernière.

» — Tu l'as vu! Tu ne le verras plus avec tes yeux d'homme. »

Aussitôt elle jette sur lui une eau qu'elle avait dans une fiole, en lui disant :« Que tu soies chien!»

Voilà que le pauvre homme est aussitôt changé eu bête. La femme saisit le balai, et à grands coups de manche le met dehors .

Bien que le pauvre homme fût transformé en chien, il avait conservé son iutelligence d'homme; il disait en lui-même: « Quel mal» heur d'avoir épousé cette coquine de sorcière! A quel état misé» rable elle m'a réduit! Où irai-je? Que ferai-je? »

Il s'en va chez ses amis, chez ses voisins ; personne ne le reconnut.

Il avait beau remuer la queue, l'un lui donnait un coup de pied, l'autre un coup de bâton ; les femmes, des coups de balai ; tous lui disaient : « Va-t'en, chien perdu ! »

De tout le jour il n'avait rien mangé; il avait bien trouvé parmi les ordures quelques morceaux, d'os ; mais, comme il était petit, les autres chiens le mordaient et lui prenaient l'os.

Battu, rossé, affamé, n'ayant qu'un peu d'eau claire dans le ventre, il arriva devant la porte du boulanger. La boulangère le vit ; elle dit : « Quel joli petit chien! J'en voudrais bien un pareil pour garder la maison. »

Le petit chien la regardait amicalement et remuait la queue à se l'arracher.

a — Viens, viens, petit chien, ton maître t'a perdu; il y a peut-être » longtemps que tu n'as mangé?»

Elle lui donna du pain, qu'il avala avec avidité.

» — Quelle faim ! Pauvre bête, il doit y avoir longtemps que tu » n'as mangé. Tiens, apaise ta faim ; je te garderai avec moi, si personne ne te réclame.»

Vous pensez si le petit chien était content d'avoir trouvé une si bonne maîtresse.

Ce carlin, qui avait l'intelligence d'un homme et n'avait du chien que la peau, était prévenant pour tous les gens de la maison. Lors: que lun disait à l'autre : «Ferme la porte », le chien se hâtait de la fermer.

Un jour, en venant acheter du pain, quelqu'un donna en payement à la boulangère un écu de trois francs en fausse monnaie; en l'entendant tinter, elle refusa de le recevoir. La pratique soutenait qu'il était bon.

« — Voyons, — dit la boulangère, — mon chien va en juger. »

Elle appelle le chien, lui montre l'écu et lui dit do faire signe s'il était bon ou s'il était faux.

Le chien, avec sa patte, le tourne, le retourne, et fait signe que non, en secouant ses oreilles.

Par là passait une femme vieille, vieille, toute courbée, toute ridée; elle n'avait plus de dents, son nez touchait son menton; sa voix tremblotait comme le bêlement des chèvres. Cette vieille dit: « Il n'est pas possible que ce chien soit une bête; c'est plutôt quelque créature humaine ensorcelée. »

Alors elle tire une fiole de son tablier et dit : « Si tu n'es pas une bête, si tu es une créature à notre ressemblance, redeviens comme tu étais autrefois ! »

Et elle jette sur lui ce que contenait la fiole.

Aussitôt le chien se change en un bel homme, qui se met aux genoux de la vieille en la remerciant de lavoir délivié.

" — Ce n'est pas tout encore, — dit la \-ieille, — votre femme peut vous rencontrer et vous jeter un autre sort ; prenez cette fiole, cachez-vous, et, si vous la voyez le premier, jetez-lui de cette eau et, ainsi qu'elle vous l'a fait, changez-la en hôte. »

L'homme se cacha tout le jour; à minuit, il alla à sa maison, se mit derrière la porte, et, lorsque sa femme revint tranquillement du sabbat manger de la chair de chrétien, il lui jeta l'eau de la fiole en disant : « Que tu sois cavale ! »

Aussitôt sa femme devint une belle cavale.

Alors l'homme attrapa un fouot, lui donna une volée de coups si fort, qu'il la laissa pour morte.

Le lendemain, il la mena à son jardin pour tourner la roue du puits, et ordonna à son jardinier de ne la laisser jamais reposer.

Depuis ce jour, la sorcière changée en cavale servait le matin pour ramasser les boues, les ordures, la m.... de la ville ; et le soir, elle tournait la roue du puits.

Cric, cric, Mon conte est fini.

Cric, crac, Mon conte est achevé.


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