trans-6662
Le Calife
Author | Jean-Pierre Claris de Florian |
---|---|
Language | French |
Origin | France |
Autrefois dans Bagdad le calife Almamon fit bâtir un palais plus beau, plus magnifique, que ne le fut jamais celui de Salomon. Cent colonnes d' albâtre en formoient le portique ; l' or, le jaspe, l' azur, décoroient le parvis ; dans les appartements embellis de sculpture, sous des lambris de cedre, on voyoit réunis et les trésors du luxe et ceux de la nature, les fleurs, les diamants, les parfums, la verdure, les myrtes odorants, les chefs-d' oeuvre de l' art, et les fontaines jaillissantes roulant leurs ondes bondissantes à côté des lits de brocard. Près de ce beau palais, juste devant l' entrée, une étroite chaumiere, antique et délabrée, d' un pauvre tisserand étoit l' humble réduit. Là, content du petit produit d' un grand travail, sans dette et sans soucis pénibles, le bon vieillard, libre, oublié, couloit des jours doux et paisibles, point envieux, point envié. J' ai déja dit que sa retraite masquoit le devant du palais. Le visir veut d' abord, sans forme de procès, qu' on abatte la maisonnette : mais le calife veut que d' abord on l' achete. Il fallut obéir, on va chez l' ouvrier, on lui porte de l' or. Non, gardez votre somme, répond doucement le pauvre homme ; je n' ai besoin de rien avec mon attelier. Et quant à ma maison, je ne puis m' en défaire : c' est là que je suis né, c' est là qu' est mort mon pere, je prétends y mourir aussi. Le calife, s' il veut, peut me chasser d' ici, il peut détruire ma chaumiere ; mais, s' il le fait, il me verra venir, chaque matin, sur la derniere pierre m' asseoir et pleurer ma misere : je connois Almamon, son coeur en gémira. Cet insolent discours excita la colere du visir, qui vouloit punir ce téméraire et sur-le-champ raser sa chétive maison. Mais le calife lui dit : non, j' ordonne qu' à mes frais elle soit réparée ; ma gloire tient à sa durée : je veux que nos neveux, en la considérant, y trouvent de mon regne un monument auguste ; en voyant le palais, ils diront, il fut grand ; en voyant la chaumiere, ils diront, il fut juste.